« Les valeurs des Lumières n’appartiennent pas qu’à “l’homme blanc” »
Le MONDE du 17/08/2018
Tribune, par Kacem El Ghazzali

« Un simple tweet, le 2 août, de la ministre canadienne des affaires étrangères, Chrysia Freeland, protestant contre une arrestation en Arabie saoudite a déclenché une tension inédite entre Riyad et Ottawa. Mme Freeland s’est déclarée « très alarmée d’apprendre l’emprisonnement de Samar Badawi », la sœur du blogueur et militant des droits de l’homme emprisonné Raif Badawi, et ajoutait : « Nous continuons de fortement appeler à la libération » de ces deux personnes.

Que cette protestation soit venue d’une autorité canadienne ne doit pas étonner. En 2015, Ensaf Haidar, la femme de Raif Badawi, condamné à dix ans de prison et à mille coups de fouet pour « insulte à l’islam », avait reçu la visite de Justin Trudeau dans sa maison d’exil à Ottawa. Ce dernier, alors en campagne pour être élu premier ministre, avait ensuite posté une photo sur Twitter avec le hashtag #FreeRaif.

Cette fois, l’Arabie saoudite a rompu ses relations diplomatiques avec le Canada, donné à l’ambassadeur canadien vingt-quatre heures pour quitter Riyad, annulé les vols entre les deux pays et gelé leurs relations commerciales.

Trahison

Cette affaire a le mérite de jeter une lumière crue sur les limites des prétentions réformistes du régime saoudien et de rappeler au monde entier que Raif Badawi, 34 ans, a été condamné – par un jugement prononcé en 2014 et confirmé en 2015 –, simplement pour avoir assumé ses convictions de libre-penseur et prôné une libéralisation du régime. Il est aujourd’hui toujours emprisonné, sa flagellation ayant été seulement interrompue à la suite des blessures reçues lors des premiers coups de fouet.

Son cas nous rappelle que les valeurs des Lumières n’appartiennent pas qu’à « l’homme blanc », mais sont universelles. Ce sont les valeurs de tous ceux qui ont le courage d’y croire et de les défendre. Paradoxalement, Raif Badawi et d’autres libres-penseurs qui croupissent dans les prisons saoudiennes sont plus fidèles à ces valeurs que certains Occidentaux.

Car sans ces voix qui, hors du monde occidental, adoptent l’universalité des droits de l’homme comme fondement philosophique de leur lutte pour l’émancipation, les Lumières ne profiteraient qu’aux Européens.

Abandonner – pour des raisons économiques ou géostratégiques – les millions de libres-penseurs, hommes ou femmes, qui sont chaque jour persécutés dans les pays islamiques, est une trahison des valeurs des Lumières.

Mais pour les soutenir, il faut commencer par montrer l’exemple. On ne peut pas, sous prétexte de lutte contre l’islamophobie, empêcher les gens de critiquer l’islam, par peur de heurter les sensibilités religieuses.

En 2017, Ensaf Haidar était venue plaider devant le Conseil des droits de l’homme des Nations unies. A cette occasion, elle m’a dit : « Si Raif vivait en Europe, on l’accuserait d’islamophobie ! » Dans le monde occidental, ce terme est un mot magique qui condamne au silence tous ceux qui défendent la liberté de pensée, et rend impossible toute discussion sérieuse sur l’islam. Ainsi, lorsqu’en Europe des militants laïques ou des ex-musulmans dénoncent les violations des droits de l’homme commises au nom de l’islam, une certaine gauche, qui croit défendre les musulmans, les accuse d’islamophobie, légitimant certaines pratiques rétrogrades. En réalité, ceux qui critiquent l’obscurantisme religieux ne se battent pas contre les musulmans, mais pour les musulmans.

Paradoxe

Réserver les Lumières aux Occidentaux, c’est faire preuve d’un racisme et d’un ethnocentrisme bien plus grand que ce qu’on croit éviter dans cette confusion du racisme et de la critique religieuse.

Il est aussi paradoxal de voir que pendant qu’ailleurs, des femmes musulmanes risquent leur vie pour s’affranchir du voile ou de la burqa, certaines féministes défendent ici ces symboles d’oppression au nom de la liberté, en harmonie avec les intérêts de sociétés telles que Nike et H&M, dont les campagnes publicitaires et les collections tendent à normaliser ces symboles de l’islam politique. Ces féministes expliquent qu’on ne peut pas imposer à une femme la façon dont elle doit s’habiller, sauf si c’est une certaine conception de l’islam qui l’impose. Elles oublient que la religion a toujours été ce qui menace le plus les libertés des femmes – comme on peut d’ailleurs le voir avec le débat sur l’avortement.

De même, on regroupe tous ceux qui viennent de pays musulmans, peu importe leur degré de religiosité, leur origine ou leur culture, sous l’étiquette « musulmans ». On réduit ainsi leur identité à sa seule dimension religieuse, et on veut naïvement les protéger du racisme en luttant contre « l’islamophobie ». Ne seraient-ils plus jamais victimes de racisme s’ils se convertissaient à une autre religion ?

Les vrais alliés des démocraties sont ceux qui luttent courageusement pour la liberté et contre les théocraties religieuses. Raif Badawi est un chantre de la liberté d’expression. Son histoire nous prouve que la philosophie des Lumières n’est pas un concept abstrait, ne se réduit pas à de vieux textes dans nos bibliothèques. C’est un ensemble de principes qui ne survit que s’il existe des gens qui les défendent. »

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